Diabète et méchant

Tout espérer, ne rien attendre.

Diaboulimie : quand diabète et boulimie interagissent

Pour faire suite à l’article « Diabulimia : DT1 et troubles du comportement alimentaire (TCA) » d’Aude Bandini*, j’ai souhaité apporter mon témoignage sur cette pathologie.

repas couleur

Chacun d’entre nous entretient un lien particulier avec l’alimentation.

Pour la personne diabétique confrontée en permanence au contrôle et au calcul de ce qu’elle ingère, ce lien peut vite devenir une obsession. Le risque que cette obsession se transforme en un trouble compulsif tel que la boulimie, particulièrement chez la jeune femme diabétique de type 1, est aujourd’hui avéré.

J’ai écrit le témoignage qui suit car je pense que mon cas reflète malheureusement une réalité face à laquelle le patient, son entourage, sa famille, le milieu médical semblent dépourvus de remède.

Je souhaite ici livrer ma relation à la nourriture depuis l’apparition de mon diabète.

A l’époque, j’avais 16 ans et je ne me posais pas encore de questions quant à mon apparence. Physiquement je me sentais plutôt bien dans mon corps, je mangeais sainement, je faisais beaucoup de sport. Je pesais 55 kg pour 1,70 m.

Il faut que je précise que durant mon enfance, l’alimentation guidée à la fois par les injonctions du diabète de mon grand frère (mon aîné d’un an, devenu diabétique à l’âge de 6 ans) et les recommandations de mon père médecin, était équilibrée et raisonnable : pas trop de sucre, pas trop de graisse, pas trop de sel.

Quelques frustrations sans doute, engendrées par la privation des sucreries, absentes des armoires de la cuisine familiale. Mais il serait trop simple de dire que je me suis rattrapée au moment de l’apparition de mon diabète.

Le 18 mai 1990, lorsqu’on me diagnostiqua un diabète de type 1, je pesais 45 kg. Je repris en l’espace de quelques semaines les 10 kg perdus très rapidement.

A l’annonce de mon diabète, mes parents et mon médecin m’ont d’emblée fait confiance. Je n’ai pas été hospitalisée et me suis directement piquée toute seule. Je connaissais la maladie par mon frère et je me suis, comme une enfant modèle, prise en main sans aucun choc apparent.

Durant l’année qui suivit je commençai à prendre du poids petit à petit. On m’avait dit que je pouvais manger de tout, qu’il suffisait d’adapter mes doses d’insuline, mais je grossissais.

En 1991, on découvrit que je souffrais d’hypothyroïdie. Un « truc en plus » à prendre au quotidien mais qui me semblait dérisoire au regard de mon traitement diabétique.

J’avais honte de mon diabète, je n’en parlais à personne et si j’en parlais c’était pour dire que ce n’était pas vraiment une maladie mais plutôt une déficience que je pouvais gérer sans problème et qui au grand jamais ne m’empêchait de faire quoi que ce soit.

Pour montrer que ma maladie n’affectait en rien mon quotidien, je fabriquais cette image de fille forte, irréprochable, toujours aimable et de bonne humeur. Mais derrière cette façade que je voulais exemplaire, je comptais toutes les calories que j’ingérais et m’infligeais petit à petit des restrictions dans le but de retrouver mon poids d’avant le diabète.

Parallèlement, je commençais à manger en cachette. Je démarrais, sans en prendre clairement conscience, une double vie, une vie de mensonges, d’excès, de culpabilité et de solitude. Une existence doublement honteuse, à la honte de la maladie s’ajoutait la honte de faire croire que je pouvais la gérer.

Comme un buveur qui ne se voit pas devenir alcoolique, j’étais en train de glisser dans une addiction dont je ne pourrai me défaire par ma simple volonté.

Le matin je me levais optimiste et volontaire. Je me convainquais qu’il suffisait de me reprendre en main pour mener une vie que j’imaginais idéale. Être forte signifiait tout maîtriser et surtout maîtriser mon corps. J’allais courir, jouer au tennis, nager, me dépenser et je tiendrais bon, je ne craquerais pas. Manger un tout petit bout de biscuit risquait de me faire déraper vers le paquet tout entier.

Je voulais tout contrôler mais je n’y arrivais pas, je craquais pour les aliments « interdits », les « gras et sucrés » qui allaient me faire du mal, me punir de mes faiblesses. Cette punition était justifiée, je me sentais tellement insignifiante.

Lorsque je commençais à me sentir mal il fallait que je me remplisse. Remplir à tout prix ce vide en moi. La nourriture devenait une obsession, j’y pensais tout le temps. Rien ne pouvait me rassasier. Il fallait me remplir. Il me fallait combler ce mal-être, faire taire toutes mes émotions négatives. J’engloutissais avec un plaisir bien éphémère car déjà la culpabilité me rattrapait. Une fois remplie, j’étais anéantie par cette lutte contre mon propre corps.

La boulimie avait pris le contrôle de mon diabète et de ma vie.

Il fallait cacher cela. Je devins très habile dans l’art de la manipulation. J’arrivais même à me cacher mon mal-être à moi-même.

Au début, j’essayais d’adapter mes doses d’insuline mais cela devint vite « mission impossible » quand on mange 10 x plus que prévu, et plus encore. J’attendais que la crise soit passée et ensuite je faisais une grosse dose d’insuline qui souvent me menait à une hypoglycémie et à une nouvelle crise avec cette fois un devoir de me ressucrer. L’acte de me piquer pour « corriger » ma crise sur le plan glycémique était vécue comme une seconde punition.

J’ai commencé à développer toutes sortes de stratégies de compensation : en plus du sport moyennement efficace, j’alternais surdosage des hormones thyroïdiennes, laxatifs, vomissements, et « oublis » d’injections d’insuline ! Au lieu de « sauter un repas », je « sautais une injection ». Je maintenais une dose de « lente » régulière, tandis que pour pour mes doses de « rapide » c’était plus hasardeux.

J’avais parfaitement conscience que j’étais en train de me foutre en l’air à petit feu en vivant quasi en permanence en hyperglycémie et j’étais responsable de ce désastre. Je n’étais peut-être pas responsable d’être diabétique (quoique) mais j’étais coupable de ce que je pensais être un « manque de volonté ». Je vivais dans une dévalorisation permanente, tiraillée entre un idéal inatteignable et un comportement abject.

Il y avait un « couac » dans mon plan de « fille parfaite », les résultats de mon hémoglobine glyquée commençaient à me trahir. Vint l’incompréhension de mes proches quand mon HbA1c commença à méchamment grimper. Les résultats de mes prises de sang ne correspondaient pas à mon carnet de glycémies, piètre allié de mes mensonges. Je cherchais des raisons pour expliquer ce chiffre catastrophique : la fin de ma « lune de miel », ma peur des hypoglycémies, des examens scolaires, …

Il m’était inavouable de parler de mes pertes de contrôle.

Quand j’abordais la préoccupation de mon poids avec mon médecin, la réaction était : « c’est de la coquetterie ! Règle d’abord ta glycémie et pour le poids on verra cela plus tard ! »

Je continuais socialement à vivre une vie apparemment normale. Physiquement, je me sentais énorme, mon poids fluctuait entre 60 et 80kg, jamais je n’atteignais le corps que je souhaitais. Malgré mes techniques de compensation, je restais « grosse ».

Ma vie affective était pitoyable mais j’avais beaucoup d’amis, je réussissais bien mes études, j’aimais voyager, sortir, visiter des expos, lire, …

La lecture de témoignages de personnes anorexique et boulimiques m’aida à comprendre ce que je vivais et que je n’étais pas seule à vivre cela. Ce fut un premier soulagement, je n’étais plus seule. Toutefois le diabète était absent de ces témoignages. Le diabète, je l’avais relégué au second plan, je pensais que je « règlerais facilement » cela une fois que je serais sortie des cycles infernaux des crises de boulimies.

J’entrepris un travail psychothérapeutique qui dura une dizaine d’années, des années aussi pour que mon diabétologue comprenne qu’il s’agissait d’addiction et non de coquetterie !

Un chemin long pour mettre des mots sur ma souffrance, me connaitre mieux et m’accepter enfin.

Que signifiait ce besoin de me remplir, de me vider, de me construire une carapace… ? D’abord entendre que la boulimie était le symptôme d’un mal-être, ensuite chercher du sens à l’engrenage morbide que j’avais mis en place. Tout cela est mon histoire, comprendre mon comportement m’aida progressivement à le changer.

Je ne sais pas si l’on réussit à sortir à jamais des troubles du comportement alimentaire. Il demeure chez moi une fragilité. Mon poids bien que stabilisé demeure souvent lourd à porter. Je n’aime que trop rarement mon corps, mais je me connais mieux et je ne veux plus lui faire de mal. Je peux aujourd’hui décoder mes émotions néfastes et y répondre autrement qu’avec de la nourriture.

Il y a 5 ans, j’entendis pour la première fois parler de « diaboulimie » (contraction de diabète et de boulimie). Ça m’a fait l’effet d’un électrochoc. L’interaction de la boulimie avec le diabète et ses conséquences désastreuses sur la santé était reconnue et portait même le nom d’une pathologie à part entière ! Comment avais-je pu minorer cette interdépendance pendant tant d’années en vivant au cœur de ces 2 maladies ?

Aurais-je été boulimique si je n’avais pas été diabétique ?

J’en étais convaincue. Je pensais le diabète à part, subissant les conséquences de mon dérèglement alimentaire. Je le considérais même comme une chance car il avait mis, par le biais de mes mauvais résultats sanguins, à jour mon addiction, qui, sans cela serait peut-être encore restée cachée durant des années.

Aujourd’hui je suis convaincue du contraire : le diabète a joué un rôle dans mes troubles du comportement alimentaire. Il n’en est pas la cause mais son interaction avec la boulimie est destructrice.

Je pense avoir perdu beaucoup de temps à considérer mon équilibre glycémique uniquement comme la victime de ma conduite alimentaire anarchique et non comme intimement imbriquée à elle. J’en ai payé les frais avec une rétinopathie traitée au laser il y a 15 ans.

Si j’avais 16 ans aujourd’hui, serai-je mieux informée et armée pour me traiter efficacement ?

Je crois malheureusement que le terme de « diaboulimie » risque avant tout d’instaurer de la peur et de désincarner la patiente. Le danger est réel mais la formule « ne plus prendre d’insuline pour maigrir » tend à occulter la complexité de ces 2 pathologies imbriquées.

Comment repérer les patientes à risque qui usent, comme moi autrefois, d’une série de stratagèmes pour se cacher ? Et une fois que le diagnostic est posé, quels sont les traitements proposés pour s’en sortir ? Rares sont les médecins qui travaillent de concert avec des thérapeutes.

Heureusement tous les diabétiques ne tombent pas dans des troubles alimentaires sévères, mais les statistiques sont suffisamment parlantes pour que les professionnels de santé soient alertés des risques accrus de développer ces troubles quand on est une jeune fille diabétique.

Si je partage aujourd’hui ce témoignage c’est avec l’espoir que la combinaison « boulimie et diabète de type 1 » soit prise en considération et en charge avant que des complications médicales irrémédiables ne surgissent.

*

« Diabulimia »: DT1 et troubles du comportement alimentaires (TCA)

 

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  1. Werdenberg

    Ton témoignage est très émouvant et si sincère Aude.
    Bravo pour ce courage constructif.
    Françoise

  2. Werdenberg

    Désolée c’est à Juliette que ce message s’adressait…

  3. Alix

    Merci pour ton témoignage. Je me suis vraiment reconnue à travers et, même si j’ai aujourd’hui rencontré des diabétiques souffrant de TCA, cela fait toujours du bien de se sentir comprise.
    Mes troubles se sont « améliorés », on va dire que j’ai été « pire » à une époque, je ne consultait même plus les médecins et fabriquait des fausses ordonnances..
    Mais, malgré une thérapie et un médecin en qui j’ai confiance et qui ne me juge jamais, j’ai encore du mal à manger normalement et à m’injecter de l’insuline correctement.
    Je n’attends pas de solution miracle mais si tu as des astuces qui ont fonctionné pour toi…
    merci encore pour ton témoignage et ton écriture très agréable!
    Alix

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