De la difficulté de concilier épreuve sportive et DT1
A l’apparition de mon diabète – j’avais 14 ans – j’ai bénéficié d’un grand privilège au collège ; on m’a exemptée d’éducation physique… récompense accordée par mon prof, celui-là même qui, quelques semaines auparavant, m’invectivait « Clara, tu te fiches du monde, tu demandes à aller aux toilettes toutes les 10 minutes pour échapper aux exercices, tu te dis trop fatiguée pour faire trois tours de cours en trottinant, et arrête ce stupide régime amaigrissant, tu n’en as pas besoin. Ça suffit ta comédie ! »
Prudent, il n’avait guère envie d’être responsable des futures hypoglycémies dont je le menaçais dorénavant.
J’ai néanmoins continué ce que j’aimais le plus… l’équitation. En réalité, c’est plus l’animal que le sport qui me plaisait.
Des années plus tard, j’ai intégré un club ou l’on pratiquait – entre autres – l’équitation en amazone. Que des filles sympas, un petit groupe soudé. Contrairement à ce que l’on peut imaginer, ce ne sont pas que de belles tenues élégantes portées par des Dames d’un autre temps ; c’est une discipline à part entière qui demande technique, équilibre, maîtrise, et réelles capacités physiques.
Puis j’ai concrétisé mon projet, et fait l’acquisition d’un beau jeune cheval, idéal pour cette pratique, car large de dos, aux allures très souples et confortables.
Je l’ai dressé moi même, sans trop de difficultés, car outre ses 900 kilos de muscles, il se montrait d’une gentillesse extrême et me passait toutes mes erreurs.
Puis après quelques années de loisirs avec lui, j’ai eu cette idée stupide de me lancer un défi ; celui de participer à une compétition annuelle internationale d’épreuves en amazone.
Évidemment , comme c’est assez confidentiel, il n’y a pas pléthore de participantes. Mais quand même… !
Je commence l’entraînement à la maison, gentiment. Mon facétieux diabète ne vient pas trop me perturber, car je fais des pauses, ne me mets pas la pression, je vais à mon rythme. Je manque de souffle, je fatigue vite, je ne m’écoute pas trop, mais ça va, et nous progressons tous deux.
Le grand jour arrive. Tôt le matin le départ est difficile ; je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, et il faut faire monter le bestiau dans son van, ce qui, selon son humeur peut prendre de cinq minutes à plusieurs heures. Il sent bien ma fébrilité et en profite un peu, mais le voilà dans sa boite. J’ai 250 kilomètres à faire seule (ce qui est très déraisonnable, diabétique ou pas) au volant d’un attelage d’une dizaine de mètres ; break plus van et tractant donc un poids de 1600 kilos. La moindre faute au volant, coup de frein brusque, embardée, peut avoir des conséquences dramatiques.
La fatigue et le stress ont un retentissement immédiat sur ma glycémie un peu haute avant le départ… tant pis, je ne fais pas de bolus, je ne veux pas risquer l’hypo sur l’autoroute. Le voyage est éprouvant, ma concentration est extrême, et je suis très tendue.
Enfin arrivée sur place, comme souvent lors de ce genre d’événement, parking improbable, mon box n’est pas prêt, le cheval trempé de sueur est surexcité par l’agitation, quant à moi, je recherche désespérément un peu d’aide pour gérer tout ça.
C’est déjà l’heure du déjeuner. Je sais que je ne vais rien pouvoir avaler ; si je mange à midi, je suis certaine d’être prise d’une irrépressible envie de dormir après, et ce n’est pas le jour ! D’autant que je n’ai vraiment pas faim quand je vois les sempiternels horribles sandwiches mous ou Hot dog frites proposés aux participantes. De toutes façons, mon estomac est noué.
Et comment va ma glycémie, au fait ? Ben elle est bien montée ! Soyons sérieuse … Je dois commencer la détente dans une heure, et je passerai une heure plus tard soit vers 14h.
Je décide de me faire une petite injection de 4 unités pour passer mes 2.50 à environ 1.30
Mais… ne mangeant rien, si je descends à 1.30, je risque quand même le malaise dans deux heures lors de mon passage ? Allez, 3 unités ça devrait suffire.
Préparer le cheval, robe luisante, sabots graissés, matériel, harnachement impeccable (eh oui, on est aussi jugé là dessus) il s’énerve, moi aussi… m’habiller, la jupe traîne par terre et ramasse tout, il marche dessus, je transpire, mon chapeau me fait mal à la tête. La chaleur, le bruit, la fatigue. On m’aide à me hisser sur mon destrier, et me voilà sur le paddock pour la détente, puis l’échauffement et la répétition de ma future reprise de dressage.
Au bout d’un quart d’heure, ma vue commence à se troubler un peu. Je suis tout à coup littéralement trempée. Je ressens une faim intense, et je ne comprends plus un traître mot de ce que l’on me dit. On me crie que je gêne les autres, que mon cheval est à la mauvaise main, que je dois attendre avant de traverser la carrière… rien n’y fait, je ne suis plus là !
Les trois unités étaient encore de trop ! La main tremblante, je fouille fébrilement la poche de ma veste et avale sans réfléchir les cinq sucres qui étaient destinés à récompenser les prouesses de mon cher animal. Puis enfin, je descends de ma monture, ou plus exactement me laisse lamentablement choir à terre.
Je trouve enfin mon lecteur. Je veux savoir si je dois continuer à me resucrer. Peut être dois-je attendre que les sucres fassent leur effet ? Mais je suis trop mal. L’instrument m’échappe des mains et atterrit dans le crottin. Maculé de matière fraîche et fumante, il m’indique néanmoins un résultat édifiant, je suis encore assez basse : 0.60
Je suis vidée, toujours cette faim qui me tenaille, et ma glycémie qui semble ne pas vouloir remonter. On me propose une part de tarte … la cerise sur le chapeau, et hop sans réfléchir, je suis tellement mal, je la boulotte compulsivement. Erreur fatale…
Il y a du retard, et je vais dérouler ma reprise avec une heure de décalage, donc vers 15h. Je récupère lentement, mais la chaleur se fait plus intense, cela énerve le cheval dont la transpiration attire maintenant quantité de taons. J’ai oublié son insecticide… quelques personnes me proposent gentiment leur aide et s’étonnent que je sois venue seule. Je ne veux pas dire que je suis diabétique, c’est inutile, puis on ne comprendra pas que je vienne de dévorer cette pâtisserie si goulûment !
Si je vous fait partager tous ces petits détails, au demeurant distrayants – a posteriori – c’est surtout parce que pour nous, chaque contrariété prend des proportions énormes, et se traduit par de fortes variations glycémiques. Être diabétique T1 sur un parcours de golf, c’est sans doute plus relax !
Ah, ça y est. J’ai enfin l’impression d’aller mieux. Les épreuves démarrent, mais mon tour n’est pas encore venu. L’impatience commence à accentuer mon stress, car je sais que je dois reprendre la route à l’issue des festivités, mais que je n’ai pas le droit de partir avant la remise des prix… des fois que je sois classée ! J’imagine déjà le retour de nuit, trois heures et demie de route, sans avoir dîné.
C’est curieux, j’ai un peu soif, mais pas une soif normale, comme tout un chacun, non une soif que seuls vous et moi identifions. J’occulte. Puis, une espèce de fatigue et d’engourdissement commencent à me gagner. Je me hisse sur ma selle. Je sais très bien ce qui m’arrive ; la chute brutale de la glycémie suivie d’une remontée rapide très très excessive. Tant pis, même si je me pique à travers ma jupe, c’est trop tard, l’insuline n’agira pas assez vite, et j’entends mon nom qu’on appelle pour rentrer sur le terrain.
Je salue les juges et fige sur mon visage un sourire crispé. Je sais déjà que c’est fichu ; mon corps est engourdi, mais en même temps, mes muscles se tétanisent. Ma bouche est devenue très pâteuse, avec ce goût si particulier … mais comment ai-je pu aussi rapidement me retrouver dans cet état ? Cette accumulation de fatigue et ce coup de stress je suppose. J’ai très soif évidemment, mais ce n’est pas le pire. Puis ce genre d’épreuve se déroule sur une dizaine de minutes maximum, je devrais pouvoir tenir.
Non, le pire c’est que je croyais qu’il n’y avait que l’hypo pour nous faire perdre le fil de nos pensées et nous rendre un peu incohérents. Eh bien, compagnons d’infortune, sachez que l’hyper est capable de faire aussi bien, chez moi en tous cas ! Ce qui reste quand même très surprenant, c’est que je ressens tous les symptômes de la cétose aiguë, alors qu’en temps normal, ils apparaissent après plusieurs jours d’hyperglycémies.
Je ne me souviens plus du tout du déroulé de ma reprise de dressage. Quand dois-je prendre le trot, avant ou après la volte ? La diagonale, dois-je la prendre à main droite ou gauche ? Et mon départ au galop, sur la longueur ? Et sur quel pied ? Tout est extrêmement confus.
Bon, je ne vais me fixer qu’un seul but : ne surtout pas tomber. Je me fiche d’être ridicule, mais je sais qu’une chute dans mon état physique peut ne pas pardonner, car je n’aurai pas les réflexes pour une réception sans trop de dommages. Mon corps et mon mental doivent absolument lâcher prise… ne me restera plus qu’a bien serrer les cuisses autour des fourches de ma selle (sur une selle d’amazone, le quartier gauche est constitué de deux espèces de supports, appelés les fourches ; sur l’un repose la jambe droite, et sous le second, la jambe gauche, chaussée dans l’étrier, vient se caler).
Mes forces et ma volonté m’abandonnent et je ne maîtrise plus rien si ce n’est plus ou moins mon équilibre sur la selle. Je ressens alors toute la puissance incontrôlable des 900 kilos de viande vivante sur lesquels je suis assise. Je lui laisse le loisir, « la bride sur le cou », de donner libre court à sa créativité et lui permets de déployer toute son énergie à faire n’importe quoi ; il s’exécute avec brio !
C’est enfin terminé… Je me classe bonne dernière, mais mon orgueil n’en a cure tellement je suis heureuse de ne pas m’être rompu la colonne vertébrale !
A l’issue de ma démonstration, je mesure ma glycémie qui en effet dépasse les 4 grammes.
Je me vois toutefois gratifiée, pour ma participation plus que pour ma prouesse, d’une très ordinaire bouteille de vin de Loire. Je vais au moins pouvoir étancher ma soif.
Le diabète n’entravera jamais la création sous toutes ses formes, mais il nous rappelle en permanence combien on se doit de rester humble et lucide, et que mettre son organisme à l’épreuve par défis et vanité peut se payer cher. Toutes nos capacités, physiques comme mentales sont intimement liées à la quantité de sucre qui circule dans notre sang.
Désormais, l’ex-belle, la bête et le diabète se promènent paisiblement à travers bois et champs, et c’est bien suffisant !
Ami diabétique, Carpe Diem, memento mori.
Clara Malnati Chamberlain
Née en 1967, D type 1 depuis 1981. Poitou-Charentes.