Diabète et méchant

Tout espérer, ne rien attendre.

« Cette BD sur le diabète a créé un monde où l’insuline est gratuite »

Novembre, c’est LE mois où la lutte contre le diabète se fait une place sur la scène médiatique. Et avec elle, le scandale de l’insuline trop chère ! Enfin ! Pour aller au coeur du sujet, j’ai choisi d’interviewer les auteurs de la BD “Escroqueuse – quand l’hypo frappe” qui exposent une partie de leurs planches à Grenoble, au café-librairie Luna, les 14 et 15 novembre 2023. Ils seront aussi en débat avec l’ONG Santé Diabète sur ce sujet qui nous tient à cœur à Diabète et Méchant.

Juliette de Salle : Ana, Mikhael, votre BD, publiée aux éditions Delcourt en 2021, interpelle sur les problèmes d’accès à l’insuline. Alors je vous pose la question : une insuline moins chère, c’est possible ? 

Ana : Bien sûr ! Aux Etats-Unis, le gouvernement Biden a plafonné à 35 dollars par mois le coût de l‘insuline pour chaque patient, contre 300 à 1000 dollars il y a quelques mois encore. En France, les prix sont assez bas, mais dans d’autres pays européens, c’est encore trop cher. Dans le monde, on a toujours 50% des diabétiques qui meurent, faute d’accès à l’insuline. Jusqu’à quand allons-nous supporter ça ? Où est la volonté politique claire et globale qui obligerait les laboratoires à donner accès à l’insuline à tout un chacun ? En France, nous pouvons avoir le sentiment d’être protégés de cette question, grâce à la Sécurité sociale, mais c’est une vision à très court terme.

Dans l’idéal, il nous faudrait une insuline gratuite pour tous. C’est un bien commun, autant que l’air ou l’eau. Nous avons d’ailleurs dans cette BD créé un monde où l’insuline est gratuite. Nous avons besoin d’utopie pour avancer dans les causes légitimes.

Mikhael : Il suffit de voir les questions qui se sont posées lors du Brexit ou de la guerre en Ukraine. Les diabétiques étaient très inquiets de ne pouvoir récupérer suffisamment d’insuline pour survivre. Le jour où la France verra sa politique sanitaire modifiée par un conflit ou une décision politique, le sujet nous reviendra en boomerang. 

Juliette : C’est la crainte de cet effet boomerang qui donne du souffle à votre personnage de l’Indienne pour enquêter et démêler le vrai du faux dans le monde du diabète ?

Mikhael : Oui, elle sait les diabétiques en sursis permanent. Alors elle ne tergiverse pas, elle fait front, elle fait face, et elle réinvente une sorte de “terre promise”, un monde d’utopie, un monde où toutes les questions existentielles des diabétiques n’ont plus lieu d’être, où la charge mentale disparaît, et où le diabète n’est plus une maladie honteuse.

Juliette : “Escroqueuse” aborde plein de thèmes, j’ai envie d’extraire trois mots habituellement absents du “vocabulaire diabétique”: GUÉRISON, LIBERTÉ et APPROPRIATION. En 32 ans de diabète je n’avais jamais osé penser à la guérison pour cette maladie avec laquelle je vis, et je suis loin d’être la seule. Comment expliquer ce fatalisme vis-à-vis du diabète ? 

Ana : A l’annonce de mon diabète en 1983, les médecins certifiaient à mes parents qu’avec une greffe, je serais guérie sous quinze ans. Quarante ans plus tard, j’attends toujours. L’idée de la guérison a été abandonnée parce que les chercheurs se sont appuyés sur des modèles animaux qui ont induit en erreur toutes les équipes scientifiques. On a cru aux greffes, aux thérapies géniques et même au Gaba ! Aujourd’hui, l’idée d’une cure du diabète est un peu plus palpable, grâce aux sous qui ont été mis dans l’immunologie – enfin ! – et dans la production de cellules bêta et leur encapsulation. Dans 10 ans, on verra peut-être des diabétiques guérir. Mais quels prix demanderont les laboratoires ? 

Ça peut monter très haut. En 2021, l’Assurance maladie a accepté de rembourser un traitement pour une maladie rare à 2 millions d’euros la dose. Alors, on craint la flambée des prix. D’autant que les diabétiques sont très demandeurs. Et les labos ont appris à jouer avec nos besoins primaires. C’est là-dessus qu’on doit se battre. Et l’Indienne figure cette bataille. Elle s’éveille à la politique sur le diabète, afin d’avoir prise sur sa maladie.

Juliette : L’Indienne cherche à s’émanciper, je dirais. C’est pour cela que vous utilisez le mot “liberté” ? Dans l’album, Tonton Albert dit : “La liberté c’est de ne manger qu’un ou deux bonbons et de laisser le paquet ». Peut-on dire que le diabète, par tous ses interdits, pousse à mener sa conquête personnelle de la liberté?

Mikhael : Oui et non. Il y a tellement d’injonctions dans le diabète, que forcément émerge la tentation de braver l’interdit…Se frotter aux limites… et espérer voir affleurer un peu d’insouciance. Mais la mise en danger et la culpabilité suivent aussitôt. Un va et vient épuisant. Et un jour, parfois, on a la chance de rencontrer un Tonton Albert. Un de ceux qui trouvent les mots justes, qui permettent de se recentrer. des mots comme le fait que la liberté n’est pas dans l’excès, mais dans l’attention à soi. 

Juliette : Vous dites aussi que le diabète ne “s’accepte” pas, mais qu’on peut se “l’approprier”. D’ailleurs, quel soulagement d’entendre de la bouche d’une médecin que le diabète est “inacceptable” ! Alors, quelle différence faites-vous entre “appropriation” et “acceptation” ?  

Ana : Dans le mot “acceptation”, j’entends fatalisme, soumission et passivité. C’est exactement cela que je veux éviter. Les diabétiques peuvent reprendre la main sur leur maladie, en se réappropriant les codes. Dans l’idée de réappropriation, on est proactifs, on prend le dessus, on intègre le diabète à ce que nous sommes et on en fait un objet intérieur particulier, qui ne convient qu’à soi et avec lequel on finit par trouver un terrain d’accommodation.

Juliette : Comment avez-vous travaillé tous les deux pour réussir à nous toucher sans tomber dans l’anecdotique ? 

Mikhael : Parler de diabète en BD, c’est pas commode. Je veux dire en parler sérieusement, avec précision, de façon documentée. D’autant plus que nous voulions un album d’enquête et de témoignage, conjuguant la réalité du contexte social, médical, et celle de l’intime. 

Pour l’enquête, Ana est devenue le personnage de l’Indienne, affrontant le petit monde du diabète dans une quête effrénée. Trois ans d’investigation pour mieux comprendre comment on en est arrivé là, toujours pas de remède et tant d’incertitudes. 

Au fil de l’enquête, la colère d’Ana s’est apaisée (enfin elle n’a pas disparu !). Sur l’enquête, elle était le moteur, je l’ai suivi comme j’ai pu. Mais pour la partie concernant le témoignage, je ne l’ai pas lâchée. J’avais besoin de comprendre ce qu’elle vivait, et qu’elle soit claire avec elle-même. J’ai tenté d’approcher les failles. Et puis, j’y ai mis des lignes, des masses, des couleurs. Elle m’a répondu à mots couverts. En face à face. C’est ça une bande dessinée. Des mots et des images qui se répondent. Assurément une rencontre.

Juliette : Au travers des dessins je retrouve des sensations intimes au diabète comme s’il était vécu de l’intérieur, c’est très fort ! Mikhaël, comment as-tu réussi à te plonger avec autant de justesse dans les ressentis du diabète alors que tu n’es pas diabétique et que personne dans l’entourage d’Ana n’y est parvenu (ni la mère, ni l’infirmière scolaire, ni la plupart des professionnels de santé…)? 

Mikhael : Je le vis au quotidien à travers Ana ! Dans les moments de tension, elle peut faire à 1 à 3 hypos par jour, sans compter les hypers. Dans les moments plus calmes, on a quand même 1 hypo et 1 hyper par jour en moyenne. Ça fait pas mal d’occasions d’expérimenter le diabète. 

Et puis, Ana a réussi à formuler beaucoup de choses. Elle a identifié les mécanismes. Et on en a beaucoup parlé. Le dessin permet aussi de raconter l’insondable, ce qui ne se dit pas. De s’immerger dans l’intime. Je raconte ce que je ressens. Et le lecteur y verra ce qu’il peut, ce qu’il veut, selon son expérience de vie. 

Juliette : L’Indienne aborde les enjeux politiques et économiques de l’industrie du diabète et ses nombreux travers. Cette partie « enquête » est passionnante pour qui s’intéresse de près au sujet. Lors de vos entretiens, y a-t-il eu des révélations ou des rencontres inattendues ?

Ana : Nous avons été étonnés de l’aplomb des médecins quand ils évoquaient leurs conflits d’intérêt. Un chef de service nous a dit sans ciller : “Nous sommes tous corrompus, et alors ? Cela nous fait-il prendre de mauvaises décisions médicales ? Non.” 

Un autre nous a affirmé : “Travailler avec Abbott ne fait pas de moi un mauvais médecin, au contraire. Abbott paie des études qui sont utiles aux autres médecins et aux patients. Et je m’entends très bien avec eux.”

Au service plaidoyer d’un laboratoire, une communicante nous a assuré : “Le plus choquant dans le diabète, c’est le temps de mise sur le marché des médicaments et dispositifs médicaux. C’est beaucoup trop long. Ça fait de la rentabilité en moins, il ne faut pas s’étonner si les laboratoires hésitent à investir dans le diabète.” 

Nous avons aussi été interloqués par la manière dont la FFD avait influé pour obtenir le remboursement du Freestyle Libre en 2017. Le Comité qui fixe les prix des dispositifs médicaux s’entretenait toutes les semaines avec le président de la FFD de l’époque pour que le FSL soit remboursé le plus vite possible. Au mépris des règles environnementales et du temps nécessaire à la tenue d’études scientifiques valables. 

Nous avons également appris que les personnes qui répondent gratuitement aux questionnaires de la FFD via le Diabète Lab voyaient leurs réponses vendues à des laboratoires pour leurs besoins en marketing ou en communication.

Juliette : Avec la parution de la BD, quelles ont été les réactions des acteurs de la santé dont vous parlez (FFD, labos…)?

Ana : La Fédération française des diabétiques nous a ignorés avec majesté. Mais du jour au lendemain, certaines formulations ont vu le jour, comme l’idée de la guérison en tant que but ultime. De même pour les troubles des conduites alimentaires qui est devenu l’une de leurs marottes, alors que la FFS n’évoquait pas le sujet.

Sinon, un prestataire de pompes à insuline avait très envie d’offrir notre BD à tous leurs “clients”. Seulement, ils ne l’avaient pas encore lue. Nous n’avons jamais eu de nouvelles 🙂 

A un festival, nous sommes allés à la rencontre des laboratoires avec notre BD sous le bras pour la leur présenter, mais ils la connaissaient déjà et les gens nous tournaient le dos, littéralement ! C’est peut-être aussi lié au fait qu’on est des membres actifs de Diabète et Méchant. Cette association les effraie. Et tant mieux. Cela veut dire que nous soulevons les bons sujets.

Juliette : J’ai re-parcouru la BD sans lire les textes en m’appuyant uniquement sur le support images. Cette expérience, que je conseille, a été excitante et stimulante car j’ai pu m’approprier l’histoire à ma sauce. Avez-vous travaillé les nombreux symboles, le graphisme, les expressions des visages et des corps pour que le lecteur puisse s’identifier aux personnages ? 

Mikhael : Nous ne voulions pas d’une BD “maladie” ou pleurnicharde. Nous voulions traiter le diabète de l’intérieur. Au cœur des institutions, des recherches scientifiques… et dans le corps d’une petite fille qui va apprendre à trouver sa place dans le monde des vivants. Je crois qu’avoir un diabète développe beaucoup de qualités : l’empathie, la combativité, l’acharnement, la lutte pour la survie au quotidien. 

Alors dans Escroqueuse, il y a tout cela : des personnages romanesques plein de fougue, des vies héroïques des temps modernes. J’ai choisi des couleurs explosives pétillantes qui bousculent; des mises en scènes très variées pour surprendre le lecteur et le stimuler. Et parfois des scènes graphiques pour dire l’intériorité. 

Juliette : Avec cette « relecture sans texte », la partie ZADD m’est apparue plus tranquille car sans les extrêmes des hypos et des hypers des pages précédentes mais assez morose et un peu flippante dans sa dimension sectaire. Ces pierres qui jalonnent la BD me font penser au poids du diabète, ce fardeau toujours présent. Ces pierres, ce désert, cette vallée de la mort ont-ils une autre symbolique?  

Mikhael : Puisque le sucre est à la fois le poison et le remède en cas d’hypoglycémie, j’en ai dessiné beaucoup. Des petits morceaux de sucres compacts à s’en casser les dents, écoeurants à force de les avaler purs. Et ces morceaux sont devenus des pierres, des pierres précieuses. A l’image des relations avec les “bien portants”, difficiles et tendres. Il y a d’ailleurs beaucoup de références au roman d’Emil Ajar La Vie devant soi. Le titre original était La tendresse des pierres

Ces pierres, on les retrouve aussi dans la Vallée de la mort, puis dans la ZADD, la Zone à défendre les diabétiques.

Juliette : A la fin du livre, la jeune fille semble apaisée, elle a enfin trouvé des écoutes de qualité auprès de personnes compréhensives et non jugeantes (psy, diabéto), elle parvient à s’exprimer autrement qu’en transgressant ou « escroquant » mais elle ne lâche pas sa quête du secret de l’indienne. Ana, est-ce qu’écrire cette BD t’a aidé à découvrir le « maudit secret de l’indienne »? 

Ana : Non ! Toujours pas ! Mais je ne baisse pas les bras ! Un jour, je trouverai ce maudit secret et je l’offrirai à ceux qui souffrent en silence de leur condition de diabétique.

Propos recueillis par Juliette de Salle pour Diabète et Méchant

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  1. DELPRAT

    Je découvre cette BD; j’ai un fils DT1. cela va améliorer la distance que j’avais avec toutes ces questions, j’apprécie beaucoup et j’espère que sa diffusion sera un succès.

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