Nous publions ici, grâce à l’aimable autorisation du Professeur Daniel Gredig, le compte-rendu de son intervention du 21 octobre 2018 lors de notre 22ème Rencontre du 1er type, ainsi que des documents complémentaires, qu’il a eu la gentillesse de nous faire parvenir.
Daniel Gredig est professeur en travail social à la Haute école spécialisée du nord-ouest de la Suisse, spécialiste des maladies chroniques (diabètes, VIH) et co-auteur, avec Annabelle Bartelsen-Raemy, d’une étude sociologique très importante sur les stigmatisations et discriminations subies par les personnes diabétiques vivant en Suisse et sur les conséquences de ces inégalités de traitement sur leur qualité de vie. Les résultats de cette dernière enquête constituent la matière de la synthèse ci-dessous.
Tour de table : expériences de discrimination/stigmatisation vécues par les membres du groupe de parole « Diabète et méchant »
Les faits relatés par les membres du groupe lors du tour de table corroborent hélas pleinement les conclusions formulées par Daniel Gredig et Annabelle Bartelsen-Raemy pour la Suisse dans leurs travaux sur les stigmatisations/discriminations auxquelles se heurtent les personnes diabétiques.
En effet :
- Certains participants à la réunion se sont vu interdire l’accès à la profession de leurs rêves (être recruté dans l’armée, par exemple, est impossible pour un diabétique).
- D’autres ont subi des discriminations au travail ou ont toujours préféré dissimuler leur diabète dans le contexte professionnel pour les éviter.
- Presque tous ont été confrontés à des tentatives « bien intentionnées » de leur entourage pour leur faire respecter une « hygiène de vie diabétique » plus ou moins pertinente (« Est-ce que tu es sûr(e) d’avoir le droit de manger ça ? », « En tant que diabétique, tu (ne) devrais (pas)… »).
- Beaucoup ont parfois été amenés à moins bien se soigner pour se faire accepter en société en minimisant les aspects « gênants » du traitement, etc.
Genèse de l’enquête
Initialement spécialiste du VIH, Daniel Gredig a commencé à s’intéresser au diabète à partir du constat suivant : tandis que, dans les milieux associatifs suisses, de nombreux patients diabétiques faisaient état de stigmatisations vécues (discriminations) et perçues (stéréotypes), la littérature scientifique ne semblait pas étayer ce ressenti, les études sur le sujet étant rares à l’international et complètement inexistantes en Suisse.
Avec la participation de l’Association suisse du diabète et avec le soutien financier du Fonds national suisse et de la Fondation suisse du diabète, Daniel Gredig a donc décidé de se pencher en détail sur le sujet et de mener, de 2012 à 2015, une véritable enquête sociologique pour établir la réalité, l’ampleur et les conséquences des phénomènes de stigmatisation touchant les personnes diabétiques résidant en Suisse.
Enquête qualitative : entretiens
Un travail qualitatif a d’abord été mené en 2012, sous la forme d’entretiens, pour identifier les discriminations et les stéréotypes concernant les personnes atteintes de diabète, ainsi que les contextes dans lesquels ces situations de stigmatisation apparaissaient.
Les entretiens ont été conduits avec 30 personnes, diabétiques de type 1 et 2, hommes et femmes, âgées de 20 à 76 ans et résidant en Suisse. Cette partie de l’étude a permis de dégager pas moins de 33 situations de discrimination se produisant dans 7 grands contextes de la vie (loisirs et contacts sociaux, scolarité, activité professionnelle, contexte militaire, mobilité, contexte fiscal, assurances), ainsi que 26 stéréotypes, ce qui est considérable si on compare avec d’autres maladies ou caractéristiques connues pour être stigmatisantes (VIH, maladies psychiatriques, etc.).
Enquête quantitative : questionnaire
Une étude quantitative a ensuite été conduite sur un échantillon de personnes beaucoup plus important pour mesurer l’ampleur de chaque situation de discrimination vécue et de chaque stéréotype, afin de vérifier qu’aucun des items dégagés lors de l’enquête qualitative n’était anecdotique.
Cette enquête quantitative a pris la forme d’un questionnaire papier, envoyé aux 21154 particuliers abonnés à la revue d-journal de l’Association suisse du diabète avec le numéro d’octobre 2013. À la suite de cet envoi, 3347 réponses ont pu être recueillies et analysées, provenant de personnes diabétiques âgées de 16 à 96 ans, se répartissant également entre hommes et femmes et selon le type de diabète.
Conclusions
Les résultats de l’enquête sont sans appel : la stigmatisation vécue et perçue est bel et bien une réalité pour les personnes diabétiques. On constate en effet que chacune des 33 situations de discrimination et chacun des 26 stéréotypes mis en lumière par l’enquête qualitative ont été rencontrés par un nombre significatif des répondants à l’enquête quantitative.
En outre, il ne semble pas ici pertinent d’établir une distinction entre type 1 et type 2 : le traitement social réservé aux personnes diabétiques semble être sensiblement le même quel que soit le type de diabète.
Liste des situations de stigmatisation vécue/discrimination, en commençant par celles que le plus grand nombre de répondants ont rencontrées après leur diagnostic (certaines situations sont naturellement spécifiques au contexte légal et institutionnel suisse) :
- Refus des déductions relatives aux frais médicaux par le bureau des impôts
- Déclaré inapte au service lors du recrutement
- Obligation de payer une taxe d’exemption de l’obligation de servir, malgré la volonté d’effectuer le service militaire
- Se voir refuser le droit de souscrire une assurance-vie
- Se voir refuser le droit de souscrire une assurance complémentaire à l’assurance-maladie obligatoire
- Être constamment obligé de justifier son comportement alimentaire lors de repas entre amis
- Être réformé de l’armée
- Subir un traitement particulier et se soumettre à un contrôle spécial lors du contrôle de sécurité à l’aéroport
- Obligation de payer une taxe d’exemption malgré la volonté d’effectuer le service de protection civile
- Ingérence des collègues de travail dans les habitudes alimentaires de la personne diabétique
- Se voir refuser l’autorisation de pratiquer le sport souhaité
- Attitude craintive et réservée de la part des collègues de travail
- Déclaré inapte au service de protection civile lors du recrutement
- Obligation de fournir des certificats médicaux pour obtenir le permis de conduire
- Se voir refuser le droit de souscrire une assurance d’indemnités journalières
- Se voir refuser le droit de souscrire une assurance de perte de revenus
- Différences de traitement injustifiées dans le cercle des connaissances
- Réserve de prestations émise par la caisse de retraite
- Abandon involontaire d’un objectif professionnel
- Se voir refuser la formation professionnelle visée
- Candidature à un emploi refusée
- Être exclu des excursions scolaires
- Invitation à solliciter une retraite anticipée
- Perte subie d’activités professionnelles intéressantes
- Perte subie d’une fonction de direction
- Recommandation d’horaires de travail spécifiques
- Se voir refuser une promotion
- Invitation à la cessation d’activité
- Suggestion de licenciement et de demande de retraite pour invalidité
- Résiliation de l’assurance complémentaire à l’assurance-maladie obligatoire
- Licenciement
- Perte subie d’une fonction de direction à cause d’une hypoglycémie
- Se voir refuser l’accès à des lieux de sortie (bars, pubs, restaurants, discothèques…)
Liste des stigmatisations perçues/stéréotypes, ordonnées selon le même critère que les discriminations ci-dessus :
J’ai l’impression que…
- Les gens regardent bizarrement les personnes qui s’injectent de l’insuline en public.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques sont âgées et en surpoids.
- Les gens pensent que le diabète est quelque chose de terrible.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques sont insuffisantes dans leurs performances.
- Les gens pensent que, si quelqu’un est diabétique, c’est de sa faute.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques sont un facteur de risque.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques sont « de pauvres malades ».
- Les gens pensent que les personnes diabétiques font pitié.
- Les amis ou les connaissances pensent que les personnes diabétiques ont besoin d’un traitement particulier.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques ne sont pas résistantes.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques alourdissent la charge du contribuable par leurs frais de santé.
- Les personnes diabétiques ne sont plus perçues que comme des malades du diabète.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques ont un déficit.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques sont gloutonnes.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques sont souvent absentes pour cause de maladie.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques sont handicapées.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques manquent de volonté.
- Les personnes diabétiques sont parfois considérées comme des toxicomanes.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques utilisent leur maladie comme prétexte pour obtenir un avantage.
- Les gens prennent les personnes diabétiques pour des simulateurs/trices.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques sont invalides.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques ont moins de valeur que les autres.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques sont paresseuses.
- Les gens considèrent les personnes diabétiques comme des gens à part.
- Les amis ou les connaissances pensent que les personnes diabétiques ne font pas partie des leurs.
- Les gens pensent que les personnes diabétiques nuisent à l’image de l’organisation ou de la société dans laquelle elles travaillent.
Or l’enquête a également pu établir une corrélation entre stigmatisation perçue et diminution de la qualité de vie, par le biais d’une augmentation du stress et d’une accentuation des symptômes dépressifs des personnes diabétiques exposées à ces stéréotypes.
Réception de l’enquête
Les résultats de l’enquête n’ont pas toujours été bien accueillis, y compris par certaines personnes diabétiques, probablement au moins en partie en raison d’un mécanisme de déni ou de minimisation des stigmatisations (avec l’idée, par exemple, que les discriminations n’en sont pas vraiment, puisqu’elles font partie de la maladie).
L’enquête elle-même fait apparaître un peu plus de 31% de répondants affirmant n’avoir jamais rencontré aucune discrimination d’aucune sorte et un peu moins de 16% de répondants affirmant n’avoir jamais été confrontés à aucun stéréotype, ce qui, sans remettre en question la réalité des phénomènes de stigmatisation, met en évidence une tendance à refuser de les voir au sein de la communauté diabétique.
On constate également une tendance des personnes diabétiques à culpabiliser en s’attribuant à elles-mêmes la responsabilité des stéréotypes et des discriminations qu’elles subissent, au motif qu’elles n’auraient pas su mettre en œuvre les bonnes stratégies pour les désamorcer ou les éviter. Or la lutte contre les stigmatisations dépasse largement la responsabilité de chaque individu isolé.
Heureusement, les jeunes générations semblent plus sensibles aux stigmatisations, moins promptes à les accepter avec fatalisme et, donc, plus enclines à lutter pour les faire reculer.
Que faire ? Pistes pour l’action militante
À la suite de l’enquête, l’Association suisse du diabète s’est attaquée à certaines situations de discrimination, par exemple en allant former et informer le personnel des aéroports sur le traitement et les besoins des personnes diabétiques. Néanmoins, passer à des actions plus vastes et plus militantes pour changer globalement la perception des personnes atteintes de diabète semble plus difficile, notamment parce qu’il faut trouver un équilibre entre cet objectif et les messages de prévention du diabète de type 2 (potentiellement culpabilisants).
Pour réduire les discriminations, une solution pourrait consister à demander une évaluation plus individualisée de chaque situation particulière, afin d’éviter que le fait d’avoir « coché la case diabète » n’entraîne un rejet automatique. Néanmoins, cette approche ne risque-t-elle pas d’étouffer dans l’œuf toute possibilité de lutte collective et de poser des problèmes éthiques, en amenant à distinguer les « bons » des « mauvais » diabétiques, les seconds se trouvant désormais définitivement abandonnés à leur triste sort et rendus responsables de celui-ci ?
Faire reconnaître le diabète comme un handicap peut être un moyen efficace de se protéger des discriminations, notamment en Suisse, où la législation, assez lacunaire sur ce thème, ne donne pas beaucoup d’autres leviers, contrairement à ce qui peut se passer dans d’autres pays comme le Canada par exemple. Néanmoins, on constate qu’un grand nombre de personnes diabétiques sont très réticentes à l’idée d’emprunter cette voie.
En tout cas, il est indispensable que les personnes diabétiques se mobilisent pour dissiper le « climat hostile » des stigmatisations qui les pénalisent et affectent négativement leur qualité de vie. L’exemple de ce qui se fait pour d’autres maladies chroniques, notamment le VIH, peut probablement les y aider.
Documents complémentaires
- Support préparé par Daniel Gredig pour la présentation du 21 octobre 2018
- Extraits du d-journal romand d’avril & mai 2014
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